Le chemin de l’argent

 

 

 

Cela se passa le 1er septembre 1924.

— Hé, la vieille, on y va ?

Kenta, dit Ken, clochard avisé, extirpa d’un tas de copeaux une paire de chaussures de soldat en lambeaux. Et il poursuivit, tout en retournant les souliers pour en secouer la poussière :

— Tu le connais, toi, le dieu des étrangers ? C’est un dieu qui met plein de bonnes choses dans les chaussures pendant qu’on dort. Chaque fin d’année, ils vendent partout des chaussettes suspendues à des fils, tu vois ? Si on les remplissait de pièces d’argent, y en aurait combien ? Cent yens, mille yens ?

Mais la vieille, adossée à un mur de crépi encore humide, pensait à autre chose, tournant et retournant un peigne écarlate entre ses doigts.

— Ce devait être une jeune fille...

— Quoi ?

— Celle qui a perdu ce peigne.

— Ben voyons !

— Quinze, seize ans ? Tu l’as vue, non ?

— Arrête, la vieille ! Tu penses de nouveau à ta fille qui est morte, hein ?

— Ça fait un an aujourd’hui.

— C’est bien pour ça qu’on va s’en aller faire une prière sur les ruines de la fabrique de vêtements.

— Quand on y sera, je déposerai ce peigne pour ma fille.

— C’est bon... Mais, la vieille, je veux bien que tu te rappelles ta fille, mais tu ne pourrais pas te souvenir aussi du temps où tu étais jeune ? Hier, quand je suis rentré, je suis monté à l’étage et là, un homme et une femme ont bondi du tas de copeaux. Leur nid était chaud. Et moi je me suis couché dans cette chaleur en attendant que tu reviennes, tu sais ? En plus tu passes ton temps à pleurnicher devant le peigne rouge que tu as ramassé ! Ça va faire un an qu’on mendie ensemble, mais je voudrais qu’une fois au moins avant de mourir tu rajeunisses assez pour qu’on soit mari et femme. Ces derniers temps, les jeunes se glissent partout dans les maisons en travaux après l’incendie pour se tripoter les nénés ! Je te rappelle que je n’ai pas encore cinquante ans !

— Et moi j’en ai cinquante-cinq ! Mon mari qu’est mort il avait deux ans de moins que moi. J’ai fait un rêve. Les gens qui sont morts à la fabrique de vêtements étaient tous là, des milliers, des dizaines de milliers, et ils traversaient un pont long comme on n’en a jamais vu. Paraît que le paradis c’est loin !

— Ben, maintenant il faut y aller ! Ce soir on pourra boire du bon saké. Quand on sera là-bas, je te prêterai la godasse du pied gauche. Parce que celle de droite est plus facile à manier !

Après avoir passé à ses pieds les souliers trop grands, Ken se releva en époussetant au passage les copeaux de bois collés sur le postérieur de la vieille.

Lors du grand séisme du 1er septembre de l’année précédente, la vieille avait perdu sa famille tout entière dans l’incendie de la fabrique de vêtements. Elle avait alors été secourue et accueillie dans l’une des baraques municipales du parc d’Asakusa[20].

Ken, le clochard avisé qui avait élu domicile au parc, s’était fait passer dans l’affolement général pour l’une des victimes du séisme et recevait à ce titre des vivres et des vêtements. Et quand tous ces mendiants avaient été expulsés des baraques, Ken avait convaincu la vieille restée seule au monde de le faire passer pour le frère cadet de son mari. Cependant, la mairie ne pouvait continuer à nourrir gratuitement des hommes en âge de travailler, et d’ailleurs sa nature de clochard ayant repris le dessus, Ken finit, deux ou trois mois plus tard, par quitter le refuge officiel.

La vieille fut incapable de se séparer de lui. Son aide lui était devenue indispensable pour survivre.

Ils se mirent alors à mendier ensemble. Ils allaient d’une maison en travaux à une autre en construction, à travers les décombres qui couvraient la moitié de Tôkyô, changeant d’abri chaque nuit.

Ce jour-là, l’Empereur avait délégué un représentant sur le site de la fabrique de vêtements. Le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur, le maire de la ville lurent des allocutions funèbres sur le lieu de cérémonie. Les ambassadeurs déposèrent des couronnes de fleurs.

À onze heures cinquante-huit, la circulation s’arrêta durant une minute, tandis que tous les habitants de la ville dédiaient une prière silencieuse aux morts.

Des bateaux à vapeur provenant des environs de Yokohama allaient et venaient entre telle ou telle station sur le fleuve Sumida et le quai où se trouvait la fabrique. Les compagnies de taxis se faisaient concurrence, envoyant sans cesse des voitures. Les associations religieuses, l’hôpital de la Croix-Rouge, les écoles de jeunes filles chrétiennes avaient dépêché sur place des équipes de secours.

Un marchand de cartes postales réunit des vagabonds, qu’il chargea d’aller vendre clandestinement des photos des cadavres défigurés victimes du séisme. Un technicien d’un studio de cinéma déambulait avec son trépied surélevé. Des changeurs s’étaient installés côte à côte pour échanger les pièces d’argent des pèlerins contre des pièces de cuivre à offrir en obole.

Vêtus d’uniformes, les membres des associations de jeunes réglaient la circulation. Les baraquements qui s’alignaient à l’est du pont Azuma ou à l’est du pont Ryôgoku étaient tous drapés dans des tentures de deuil et, à la foule venue se recueillir, on offrait de l’eau fraîche, du lait, des biscuits, des œufs durs, des glaçons.

Cette scène était l’épilogue de la tragédie de l’année précédente... Ballottés dans la foule de dizaines de milliers de personnes, Ken tenait fermement le bras de la vieille comme pour le soulever. Puis, arrivés devant le grand portail en bois blanc entouré d’un tissu à bandes noires et blanches, il lui fit prestement enfiler un soulier au pied gauche.

— Et tu enlèves ton zôri droit, compris ? Hé, je te dis de garder le pied nu !

Poussés par la pression de tous ces ventres serrés le long du chemin bordé par une palissade en bois, ils avancèrent lentement vers le columbarium. Une averse noire tombait par-delà la tête des gens.

— Regarde ! Regarde, je te dis ! C’est de l’argent, tout ça ! Une pluie d’argent !

Les couronnes de fleurs et les offrandes de badiane de Chine atteignirent la taille de bosquets éclatants, et soudain leurs pieds furent au contact de quelque chose de froid. C’était de l’argent.

— Aïe !

— Ça fait mal !

Les gens rentraient la tête dans les épaules. C’était de l’argent. Sous les pieds, des pièces de cuivre, encore des pièces de cuivre, et aussi des pièces d’argent. De la monnaie partout. Ils marchaient sur de l’argent. La tenture blanche devant le columbarium était ensevelie sous une colline d’argent. La foule immobilisée, impatiente d’attendre, lançait des pièces de monnaie qui retombaient, tels des grêlons, sur les têtes.

— T’as compris mon idée, la vieille ? Je compte sur toi !

La voix de Ken tremblait. Il ramassait les pièces avec les orteils de son pied gauche, pour les glisser dans la chaussure trop grande qu’il avait au pied droit.

Le chemin froid de l’argent s’épaississait au fur et à mesure que l’on approchait du columbarium. Les gens marchaient à plus d’un pouce au-dessus du niveau du sol.

Ils parvinrent à s’enfuir, traînant chacun une lourde chaussure au pied, jusqu’à la berge peu fréquentée d’une rivière, l’Okawa. Une fois accroupis à l’abri d’un toit de zinc rouillé, ils regardèrent étonnés les bateaux et la foule, comme à la fête d’ouverture du fleuve Sumida à Ryôgoku, au printemps.

— Ah, je peux mourir maintenant ! J’ai marché sur un chemin d’argent, oh, c’est trop beau, trop beau pour moi ! Mes pieds se sont figés comme si je marchais en enfer, dans une montagne d’aiguilles !

Ce disant, Ken était blême, tandis qu’au contraire la vieille avait les joues roses et un air juvénile.

— Moi, j’ai eu le cœur qui battait comme une vraie jeune fille ! Ce que c’est agréable de marcher sur des pièces ! Comme si un homme séduisant me mordillait la plante des pieds !

La vieille retira son soulier gauche. Y jetant un coup d’œil, Ken eut un cri de surprise :

— Mais dis donc ! Tu n’as ramassé que des pièces d’argent !

— Evidemment ! Des pièces de cuivre, ce serait stupide d’en ramasser, voyons !

— Eh bien ! Incroyable ! fit Ken en dévisageant longuement la vieille. Moi, clochard, c’est vraiment ma nature... Dans cette foule si serrée qu’on ne pouvait même plus voir sa propre ceinture, j’étais incapable de distinguer les pièces. Je suis incapable de marcher sur de l’argent ! Quand j’en ai eu ramassé une dizaine, mon pied était déjà pétrifié ! Les femmes ont un de ces crans, quand il faut !

— Qu’est-ce que tu racontes ! Compte-les, plutôt.

— Cinquante, soixante, quatre-vingts, quatre-vingt-dix sen, un yen et quarante sen... Vingt et un yens et trente sen, et y en a encore beaucoup !

— Dis-moi, j’ai oublié d’offrir le peigne à ma fille, il est toujours dans mon giron.

— C’est pas bon pour l’âme de ta fille...

— Alors je vais le lui faire porter par la rivière. Dans ce soulier, il s’en ira avec l’eau.

D’un geste ample du bras, comme une jeune fille, la vieille lança la chaussure dans le fleuve.

— Les comptes, il n’y a qu’à les faire demain, Ken. Achetons du saké ! Achetons une dorade ! Ce soir on fêtera... nos noces, tu veux bien ? À quoi tu rêves, tu es drôle !

Le regard de la vieille luisait d’un éclat singulièrement juvénile.

Resurgissant du soulier qui avait coulé à pic, le peigne écarlate descendit lentement le cours de l’Ôkawa.

 

(1926)

Récits de la paume de la main
titlepage.xhtml
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_000.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_001.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_002.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_003.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_004.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_005.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_006.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_007.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_008.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_009.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_010.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_011.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_012.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_013.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_014.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_015.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_016.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_017.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_018.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_019.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_020.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_021.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_022.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_023.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_024.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_025.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_026.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_027.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_028.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_029.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_030.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_031.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_032.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_033.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_034.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_035.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_036.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_037.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_038.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_039.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_040.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_041.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_042.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_043.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_044.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_045.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_046.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_047.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_048.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_049.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_050.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_051.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_052.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_053.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_054.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_055.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_056.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_057.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_058.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_059.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_060.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_061.htm
Recits de la paume de la main - Kawabata, Yasunari_split_062.htm